Par le biais de la peinture, le public largement analphabète était en mesure de saisir l'essence d'un récit de manière explicite. Les récits bibliques, historiques et surtout leurs leçons de morale, constituaient un manuel de règles dans la vie. Les artistes travaillaient selon une tradition où les saints par exemple étaient aisément identifiables grâce à leur représentation toujours identique.

Il y avait toutefois au sein de la tradition des novateurs, comme Jérôme Bosch dont les œuvres étaient largement copiées, ou des artistes qui sortaient des sentiers battus comme cet artiste anonyme du XVIe siècle dont la version de la légende de saint Christophe de la collection du KMSKA est bien plus singulière que celle de ses contemporains. Voulez-vous savoir pourquoi ?

Christo-qui ?

L’histoire de Christophe réfère à un recueil de vies de saints, la Légende dorée. Christophe y figure comme un géant désirant se mettre au service du maître le plus puissant du monde. Un roi ne fait pas l'affaire car ce dernier semble avoir peur des démons et du diable. Le diable craint, quant à lui, le signe de croix. Un ermite conseille Christophe de mettre sa force au service du maître de ce signe de croix en jeûnant et en priant. Christophe choisit toutefois une alternative plus active comme passeur transportant des personnes d’une rive à l’autre du fleuve tel un service de bac vivant. Puis arrive un enfant. Avec beaucoup d’efforts Christophe atteint l'autre rive où l'enfant disparaît pour laisser place au Christ adulte. Celui-ci portant le poids du monde était donc très lourd pour Christophe « porteur de Christ ».

Les contemporains le représentent toujours avec une cape rose et non en uniforme du soldat.

Superman

Au XVIe siècle, il n'était pas rare de créer des œuvres rappelant la bande dessinée. Le personnage principal apparait alors plusieurs fois, comme ici où saint Christophe est représenté deux fois en tant que super-héros affublé d’une cape flottante. D'un geste de la main, il chasse les démons tandis que les soldats du roi fuient les diables. La cape rose flottante est caractéristique de l'image du héros. Le géant y apparaît plus énergique que dans les œuvres des peintres contemporains. Vêtu en uniforme d'officier romain, au lieu des sempiternelles frusques de saint, sa bravoure en est accentué, même s’il peine à traverser le fleuve.  

Nounours diaboliques

Les démons que saint Christophe chasse avec son aura de bonté chrétienne ne s’apparentent point aux monstres terrifiants censés inciter les pécheurs à se repentir au XVIe siècle. Ils nous rappellent plutôt des personnages de Sesame Street ou du Muppet Show. Alors que le diable rouge semble hurler de douleur, ses deux compagnons ont l'air un peu perplexe, surpris par tant de drame.

Les nounours diaboliques de saint Christophe
Un diable plus commun par Maerten de Vos

Paysage du monde

Ce sont des artistes de nos contrées qui sont à l’origine des premiers paysages peints. Ces paysages sont au service d’une histoire. Des pionniers tels que Joachim Patinir (vers 1480-1524) tentent dans un seul tableau d’incorporer le monde entier. Un tel « paysage du monde » est une construction scénique d'éléments de décor fixes où l'artiste est libre de varier ses éléments constitutifs. À première vue, le peintre de la légende de saint Christophe suit lui aussi scrupuleusement ces règles : les méandres d'une rivière, un paysage urbain au bord de l'eau, des montagnes avec un château sur l'un des sommets - tout y figure.

Il y ajoute aussi deux éléments surprenants. Un mystérieux navire abandonné échoué sur le rivage, rappelant les images classiques de l'arche avec laquelle Noé, brave le grand déluge, ainsi que la Tour de Babel se dressant au milieu du village. Ces deux éléments font référence aux histoires bibliques dans lesquelles l'homme est puni par Dieu. Ils rappellent les mappa mundi médiévales, cartes du monde qui indiquent la route vers Jérusalem et, par la même occasion, vers une vie morale. Sur le trajet, le voyageur passe devant toutes sortes de références historiques et bibliques, comme la Tour de Babel.

Globe

Maintenant que saint Christophe prend momentanément sur son dos le fardeau porté par l'enfant Jésus, ce dernier en profite pour saluer de la main le spectateur. L'artiste représente sous forme d'un globe terrestre littéralement tous les problèmes du monde. Il s’agit d’une double innovation. Un globe est en tant qu'objet physique aussi innovant que sa représentation dans un tableau. En 1493, Martin Behaim, commerçant de Nuremberg, fabrique le premier globe du monde. Il se peut que le globe représenté ici soit justement ce globe précurseur. Madagascar et la pointe de l'Inde y sont déjà parfaitement représentés. Une terre fictive à côté de l'Inde est censée représenter le reste de l'Asie. Typique des cartes de cette époque, toutes sortes de créatures marines peuplent l'océan. Dans les profondeurs inconnues de la mer, le danger est partout, comme une créature mi- homme mi- poisson de la taille d’un navire.

Pas de fleuve tumultueux

Dans la Légende dorée, le fleuve où Christophe nous montre ses talents de passeur est « tumultueux ». Ce n‘est pas le cas ici. Au contraire. Le fleuve, paisible, lisse tel un miroir, reflète parfaitement Jésus et les nuages. Toutefois un cadavre se trouve au milieu du fleuve. Est-il censé faire référence aux dangers des eaux tumultueuses ? D’après les images infrarouges, le dessin sous-jacent ne montre pas de corps, l'artiste l'ayant ajouté ultérieurement. Quant à l’ermite du récit, celui-ci a complètement disparu, tout comme la feuille de palme, attribut immuable de Christophe, bien qu’un rameau effeuillé flotte auprès de Christophe.

 

Image infrarouge - pas de cadavre dans le dessin sous-jacent
Après élimination du vernis - Le fleuve apparaît plus bleu et plus lisse.

Plus un saint

Au Moyen Âge, Christophe était après le Christ et la Vierge Marie le saint le plus représenté. Son image était omniprésente. Il protégeait contre toute forme de malheur, comme ici en chassant les démons et aidant Jésus à traverser le fleuve. Ainsi, il était vénéré comme le saint patron par tous : des voyageurs, malades, charpentiers, peintres, marchands de fruits, chasseurs de trésors, chapeliers aux jardiniers et enfants. Vous souffrez d'un mal de dents ? Adressez vos prières à Christophe ! Aujourd'hui encore, on porte son image sur soi. En effet, il paraît qu'on ne peut pas mourir le jour où l'on voit Christophe. Malgré sa popularité avérée, le Vatican estimant sa biographie peu réelle, Christophe ne figure plus parmi des saints depuis 1969.

Legende van de heilige Christophorus